Elle était étendue dans le fond du cockpit. Elle criait sans cesse : « Nous allons couler. Nous allons mourir. » Le voilier était bousculé tout bord tout côté. À chaque creux de vague, la coque semblait être aspirée vers le fond. Le vent soufflait maintenant à plus de quarante nœuds. Au-delà de vingt-cinq nœuds, il devient plus prudent de rentrer sans détour au port.
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Pourtant, ce matin à Tadoussac, la traversée du fleuve Saint-Laurent vers Rivière-du-Loup s’annonçait longue et tranquille. Le temps était maussade. Le vent était nul et la mer d’huile. Pas d’autres choix que de naviguer à moteur.
Mais quelle belle croisière nous avons vécue! Cinq journées de navigation de Rivière-du-Loup, à Cacouna, en mouillant l’ancre à l’île du phare du Pot à l’Eau-de-vie et, finalement, à Tadoussac. Sans oublier une excursion dans le fjord du Saguenay. Nous étions six à bord d’un voilier Bénéteau First 31 dans le cadre d’une formation en navigation côtière. Quelques personnes à se côtoyer dans une proximité souvent intime et sensible. Une aventure inoubliable.
Nous étions tous très fiers d’avoir affronté nos peurs de naviguer sur une mer mouvementée. Nos égos étaient renforcés, comme après le couronnement d’un défi.
Cette traversée nous ramenait vers notre lieu de départ, la marina de Rivière-du-Loup. La dernière escale.
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Je planifiais la navigation à la table à carte, à l’intérieur du voilier. J’évaluais la route à prendre. Je calculais la distance et la durée de notre traversée. Un exercice mental jonglant avec la vitesse influencée par le vent, le courant et les marées.
Mieux vaut être prudent à lire dans la cale d’un bateau. Moins quand c’est le calme plat sur la mer. Sans trop m’en rendre compte, le vent et la houle avaient commencé. Je remontai sur le pont. Un début de mal de mer m’étourdissait. C’était assez désagréable. Des vertiges. Des haut-le-cœur. Des chaleurs. Je m’assis dans le cockpit bâbord arrière, prêt à vomir dans l’eau. Déjà, des embruns volaient vers mon visage lorsque je me penchais. Nettoyage efficace. Les vomissures disparaissaient avant qu’on ne se rende compte de mon malaise. Je devins invisible devant ces flots en délire.
Il ventait de plus en plus fort. La houle augmentait. Tout arriva très rapidement. Le vent forcit. La tension de l’équipage monta d’un cran. La grande Lucie, si sûre d’elle avec son discours fougueux, s’était affaissée dans le fond du cockpit. Elle regardait le ciel avec impuissance et effroi.
Sans avertissement, le voilier fit un demi-tour sur lui-même. 180 degrés en quelques secondes. Je m’agrippais au winch tribord. Tout se déroulait au ralenti. Le temps était arrêté. Si irréel que cela devînt.
Assis sur le pont, les mains serrées aux haubans, le jeune Éric souriait. Il s’imaginait à la Ronde de son adolescence. Lucie criait toujours que nous allions couler. Son mari la fixait le regard vide. Il ne savait pas comment réagir. En était-il capable? Le capitaine n’avait donné aucune consigne.
Nous passâmes d’un creux entre deux vagues vers une crête, avec la sensation du manège des montagnes russes.
Là, nous étions exposés face au vent. Les voiles claquaient avec violence. Les écoutes fouettaient nos oreilles. Cette position ne pouvait pas tenir. Aussitôt, un autre tête-à-queue. En repassant par un autre creux de vagues. Le bruit infernal de la bôme et des gréements assourdissait l’atmosphère.
Le capitaine, debout derrière la barre, balayait du regard chacun de nous. À qui donner le premier ordre? Quelle était la première action à poser? Cette situation avait-elle été discutée lors des cours théoriques des derniers mois? Tout l’équipage était néophyte dans les manœuvres d’urgence.
Une mauvaise décision pouvait être catastrophique pour le voilier et la sécurité de chacun. Une action erronée augmenterait les risques de panne en pleine mer. Nous étions déjà malmenés par un ouragan en puissance. La peur et l’intuition étaient nos seuls guides. Tout allait se jouer en quelques fractions de seconde.
« Benoît! », cria le capitaine. « Prends la barre et maintiens ce cap. », ajouta-t-il.
Le capitaine largua immédiatement l’écoute de la voile avant. Il se précipita au pied du mat. Avec l’aide d’Éric le jeune, ils affalèrent la grand-voile. Enfin, le capitaine enroula le génois sur l’étai.
Tout était revenu plus calme. Relativement. Moteur ronronnant vers notre point de départ, la marina de Rivière-du-Loup. Nous voguâmes, trimbalés par les vagues. La pluie était froide sur mes joues. Le vent fort sursautait de bourrasques. Tout l’équipage demeurait muet. Chacun à sa place. À sa façon d’être. Nul être ne peut s’improviser sur un voilier. Cette expérience intense déterminera qui sera de retour en mer, loin de la terre et des humains.
La mort était-elle proche? Lucie l’avait criée et priée. Le regard hagard au loin dans l’infinie mer, je me perdais dans mes songes.
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Au deuxième tête-à-queue du voilier, le hauban bâbord lâchait prise. Le mat perdait sa droiture et son équilibre. Le second hauban bâbord se rompait aussi. La force du vent poussée dans la grand-voile se propageait dans le câble abandonné à lui-même. Le câble d’acier découpait l’air. Un sifflement signalait son passage tout près de mes oreilles. Il atteignit l’aisselle du capitaine toujours debout au pied du mat, laissant une ouverture jusqu’aux os. Déchirant ses chairs. Le bras pendait. Le visage crispé du capitaine affichait une douleur indescriptible.
Le mat déséquilibré tomba vers tribord. Le câble avant céda à son tour. Le mat poursuivait sa route vers l’arrière. Balayant tout sur son passage. Ma tête fut foudroyée. Ce fut le noir opaque.
Le mari de Lucie était immobile et paralysé, la colonne vertébrale fracassée. Éric le jeune nageait dans les flots noirs et glacials. À la dérive. Ne sachant quelle direction prendre. L’hypothermie le gagnerait et il sombrerait en moins de dix-sept minutes.
Lucie était couchée sur le plancher du cockpit, recouverte par la voile étendue. Une vague de mer courait sur le pont. L’eau salée mélangée à l’eau de pluie ruisselait vers l’arrière. Les cheveux de Lucie baignaient dans le sang salé du capitaine, à moitié vidé, inconscient. Il agonisait goutte à goutte.
Lucie vivante continuait à prier la mort de venir la chercher. Le voilier abandonné aux vents déchaînés. Vers une fin inévitable contre des récifs au loin.
La force de la nature l’emportait facilement sur l’orgueil humain.
*
Le visage de Lucie s’illuminait enfin. La terre approchait. L’immense coque blanche du traversier amarré au quai était bien visible. Nous vivions un grand soulagement de se rapprocher de notre sécurité. D’autres êtres heureux. Malgré la mer en toujours colère, notre équipage rentrait au port sain et sauf, délivré de la tourmente.
À l’embouchure de la baie abritant la marina, nous avons croisé un petit voilier, pas plus de vingt-quatre pieds. Il sortait vers cette mer impétueuse. Des bras s’agitaient en signe de salutations. J’étais embêté. Je croyais qu’ils étaient bien fous! Une crainte. Une intuition. Je sentis la mort rôder. Elle nous collait à la peau.
J’avais des frissons. « Sans doute mes habits mouillés. », pensais-je.
C’était en juillet 1996. Le déluge du Saguenay s’abattait le jour où nous prenions la mer. Le jour où nous avons affronté la nature incontrôlable et impétueuse.
C’était cette même journée où le petit voilier orgueilleux avait quitté le port pour ne jamais revenir. Mis à nu par la tempête. Œuvres vives fracassées sur les hauts fonds invisibles. Abandonnant son équipage dans les eaux froides du Saint-Laurent.
Nous aurons été les dernières personnes à être aperçues par ces trois âmes fauchées.
Quelle coïncidence d’avoir été sur la fleuve cette journée historique!