Je suis un bon acteur

Retrouver un vieil ami est émouvant. Surtout s’il croit mourir bientôt et qu’il faut alors le soigner… Un récit du Dr Alain Vadeboncœur. Ce texte a été publié dans L’Actualité le 17 avril 2015.

Lorsque je l’ai aperçu dans la salle d’attente, je me suis arrêté net. Ce visage et ces yeux ne m’étaient pas inconnus. Voyons… un plancher de cuisine… notre vieille maison… Benoît L’Heureux ! Je ne l’avais pas revu depuis près de 40 ans.

Je devais avoir 14 ans et lui, 16 ou 17. Fils d’un grand ami de mon père, doué pour les rénovations, il avait eu comme contrat de refaire en entier le plancher de notre vieille cuisine, question de lui redonner un peu d’allure. J’ai donc appris à ses côtés comment bien aligner les planches et les fixer en place. J’avais été son helper, en quelque sorte.

Je le retrouvais aujourd’hui face à moi, à l’urgence. J’allais de nouveau l’aider, mais d’une autre manière. C’est toujours troublant de revoir ainsi une ancienne connaissance. Comme ça, à l’urgence, 20, 30 ou 40 ans plus tard, sur le terrain de la maladie — l’un comme patient, l’autre en tant que médecin.

Les deux ont vieilli, bien entendu. En même temps, j’éprouve souvent comme un sentiment de continuité ; comme si le temps n’avait pas eu de prise, curieuse illusion après quoi nous poursuivions tout bonnement la conversation entreprise dans les années 1970. Je ne sais pas pourquoi, j’ai aussi toujours trouvé que les gens ne changent pas si fondamentalement.

Mais puisque je suis médecin, quand je revois ainsi un vieil ami, ce n’est généralement pas pour des raisons amusantes. À l’Institut, c’est habituellement parce que le temps et les facteurs de risque de la maladie cardiaque ont laissé des traces profondes aux artères coronariennes, ce qui provoque des symptômes (angine), des complications (infarctus) ou des drames : la mort subite.

En apercevant Benoît, je me suis justement souvenu du récit de la mort de son père, André L’Heureux, un ancien de la CSN comme mon père, emporté par une crise cardiaque plusieurs années auparavant : il s’était effondré à la banque, à Saint-Antoine, fracassant du coup la vitrine. Une mort spectaculaire — à l’image de ce syndicaliste ardent, solide et franc, taillé tout d’une pièce, comme ses convictions.

Benoît éprouvait certains symptômes d’angine un peu vagues, notamment lorsqu’il courait pour essayer de suivre sa blonde.

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Son électrocardiogramme était normal. Les tests sanguins à l’urgence étaient aussi normaux. Mais j’avais un doute, et quand on a un doute, il faut se fier à son jugement, histoire de ne rien manquer et de bien orienter le patient.

Je me suis donc occupé de lui du mieux que j’ai pu. Je l’ai même revu, au hasard de ses retours à l’urgence. Mais je le laisse vous raconter tout ça. C’est qu’il y a tout juste quelques semaines, il m’a envoyé ce texte, que je lui ai proposé de publier dans ces «dialogues avec la mort».

Parce que Benoît pensait bien qu’il allait mourir, rien de moins — une crainte d’ailleurs fréquente chez les cardiaques. Parfois, ils n’ont malheureusement pas tort.

Son texte est le récit de deux rencontres : celle d’un homme avec la maladie (alors qu’il se croit en parfaite santé), mais aussi celle, en parallèle, avec une connaissance de jadis, c’est-à-dire moi — pour un court temps son médecin.

*

Je suis un bon acteur

La douleur commence par une crampe aiguë à la poitrine. Comme ça arrive sporadiquement. Mais là, elle s’installe et ne démord pas. Les spasmes s’étendent dans toute la poitrine. Ça élance et tire jusqu’aux épaules. C’est vraiment douloureux.

Je décide de sonner. Je n’ose pas trop. C’est peut-être encore psychosomatique ou une certaine tendance hypocondriaque. Je presse le petit bouton. Je n’aime pas beaucoup, sachant que la petite lumière au plafond clignotera pour signaler la source de l’appel. Il y a aussi le signal sonore qui tintera dans la chambre vide.

Plusieurs minutes passent avant que quelqu’un se pointe. Il s’excuse en expliquant qu’ils ont eu un code. Peut-être pour soigner un mauvais acteur. Moi, je suis bon acteur parce que je ne sais pas mourir.

Le Dr Alain Vadeboncœur est là, près de mon lit d’urgence. Il y a aussi cette jeune infirmière, tout innocente, qui dit: «Il a les mains toutes froides et mouillées. Ses pieds aussi sont tout froids.»

Ils sont plusieurs autour de mon lit, dont la novice. Alain observe l’écran de ma vie — le moniteur cardiaque. Il ne se passe rien d’anormal.

Électrocardiogramme (normal) réalisé à Benoit L'Heureux lors de sa visite

L’électrocardiogramme (à peu près normal) de Benoît L’Heureux au moment de sa visite (1).

Mais je sens tout de même que ce n’est pas net. En tout cas, c’est douloureux et c’est constant. Je pense avoir craqué le bout de mon lit en poussant trop fort avec mon pied gauche. J’ai tellement eu chaud. J’ai peur.

Je pense que la mort est juste là. Je prends conscience que cette expérience se vit seul et qu’au bord de la fin, je ne suis plus rien. J’admets que je ne laisse aucune trace dans ce monde. Les seules vraies traces sont les souvenirs imprégnés chez ceux qui restent. Ceux qui m’aiment. Ceux qui ont encore besoin de moi. Mes enfants abandonnés. Mon ex, avec qui tout n’a pas été dit, éclairci, pardonné.

Benoit et sa fille Charlotte, qui l'accompagnait à l'urgence

Benoît et sa fille Charlotte, qui l’accompagnait à l’urgence.

Mes seules pensées se portent vers les gens que j’aime. J’ai de la peine de savoir que je ne les reverrai jamais plus. Ou peut-être suis-je triste de réaliser qu’ils auront de la peine, sans ma présence pour les consoler ?

Mais après cinq ou six minutes, tout part comme c’était venu. Je suis tout mouillé. Je me voyais déjà dans une histoire du tome II du livre Les acteurs ne savent pas mourir,d’Alain Vadeboncœur. Après coup, seul dans mon lit, je pense que j’ai failli mourir.

*

Tout avait débuté il y a environ un an. Je m’étais mis à la course à pied, six mois avant. Parce que c’est un sport accessible. Et aussi parce que ma blonde courait très souvent. J’ai commencé à courir après elle. Parce que je voulais être auprès de ma blonde.

Un matin, j’ai changé mon parcours de jogging en empruntant une rue vers le nord, qui montait jusqu’à Sherbrooke. Il faisait beau. C’était un des premiers jours du printemps. Le soleil était chaud. Un peu plus loin, j’ai eu une terrible douleur à la poitrine. Je me suis presque agenouillé sur le trottoir tellement je me sentais mal.

Ma tendance pessimiste me faisait réfléchir à ma condition physique. Je me disais que je n’étais pas assez en forme. Peut-être trop vieux pour commencer à courir. Surtout à courir après ma blonde. J’avais passé l’âge.

Je n’ai jamais parlé de cet incident. À cette époque, je geignais déjà trop au sujet de mon essai sur les émotions et de mon abstinence complète à l’alcool.

J’ai continué à courir. Je voulais devenir en forme. J’avais quelques douleurs, attribuables à ma mauvaise forme physique. On me disait : «Pousse, pousse.» Je me disais : «Cours, cours, tu vas la rattraper.» J’ai essayé de faire mes entraînements à l’intérieur du Stade olympique. Là, je devenais un vrai joggeur dans le club Les Vainqueurs.

Mais après quatre soirs et des courses un peu plus poussées que celles auxquelles j’étais habitué, j’avais encore plus mal et je toussais — une petite toux sèche. L’entraîneur me disait que je faisais sans doute de l’asthme à l’effort.

J’ai consulté mon docteur, qui m’a prescrit une pompe. J’avais beau essayer, rien ne changeait. Alors, je suis revenu à mon club du solitaire, qui me convenait mieux. Quelques semaines plus tard, je courais toujours et j’avais toujours mal.

En voyage à Barcelone, j’ai couru avec ma fille Charlotte, mais je n’étais pas capable de faire plus de 500 m. Je devais terminer le parcours à la marche. J’étais un peu découragé. Nous avons fait plusieurs marches en montagne des Pyrénées. Les montées étaient difficiles. J’avais chaud. Je suais beaucoup, et la poitrine me serrait. Je toussais. Ces symptômes disparaissaient dès que la montée abrupte cessait. Ou dès que je me reposais.

Au retour de voyage, mon docteur soupçonnait un problème cardiaque. En tout cas, il fallait éliminer cette possibilité. Deux mois plus tard et un test à l’effort négatif, je ne faisais plus de sport, sauf quelques randonnées et un peu de vélo. Ma blonde était rendue beaucoup plus loin.

J’étais un peu dans la brume. Il y avait un homme d’un certain âge qui me disait que c’était sans doute parce que je ne buvais plus d’alcool. Et que ces maux provenaient de ma tête. Que c’était de l’angoisse. «Je veux bien vous croire», lui avais-je répondu.

Le temps passait. Je ne voyais plus ma blonde sur la route. Elle avait dû prendre une courbe au loin.

Un vendredi soir, j’avais toujours mal, presque à ne rien faire. J’étais avec mon amie France. Elle m’a dit : «Ça suffit, je t’emmène à l’hôpital». Je suis allé à l’Institut de cardiologie de Montréal. Il était 22 h. Je suis tombé par hasard sur Alain, médecin de garde à l’urgence.

Il y a plus de 30 ans, j’avais fait un plancher de bois de chêne avec lui. Il était aussi le fils de Pierre, qui était un grand ami de mon père et aussi le charmeur de ma mère. Pierre appelait souvent ma mère, jusqu’à son départ final.

Alain sait écouter. Il est d’une immense douceur. Parmi mes infinis énoncés de symptômes et d’anecdotes, il m’a dit que tout cela était bien louche. Qu’il fallait investiguer. Mais deux autres tests à l’effort plus tard (avec médecine nucléaire puis échographie), toujours avec des résultats négatifs, j’avais toujours de la douleur.

C’était le retour à la case départ, pour moi en tout cas. On m’a promis un rendez-vous avec un cardiologue. Ce qui arriva finalement trois mois plus tard.

*

Je m’étais convaincu que je n’avais rien, et j’avais recommencé à faire de la natation et du yoga chaud. C’était le 21 janvier. La rencontre avec le cardiologue se déroulait normalement. Vers la fin du rendez-vous, il m’a prescrit des médicaments pour trois mois, afin de vérifier si ça aurait un effet sur ma condition. En écrivant l’ordonnance, il me questionnait encore sur mes symptômes.

Attentivement, il scrutait le film de mon échographie à l’effort. Soudain, il a quitté le bureau pour en revenir 10 minutes plus tard.

Échographie du coeur de Benoit L'Heureux

L’échographie du cœur de Benoît L’Heureux.

Il avait consulté un collègue et me confirmait qu’il y avait finalement une anomalie sur la vidéo. Et qu’il y avait de bonnes chances qu’il y ait une petite artère de bloquée.

«Partez-vous en voyage bientôt ?» m’avait-il demandé subitement. Je n’étais plus assurable à cause de ce diagnostic. Adieu, Saint-Martin, les bains et le voilier de mon ami Daniel.

Je n’étais pas trop sûr des effets de cette nouvelle sur moi. Je savais que j’étais en choc émotif. C’était le début de ma vie d’acteur, ou peut être la fin. Je me sentais un peu comme dans un mauvais film où le sujet apprend une mauvaise nouvelle de santé. Fuir la réalité ou en parler ?

Je savais. Mon diagnostic éventuel n’était pas si grave si je me comparais à d’autres, dont ma belle-sœur préférée Geneviève, qui souffrait de plusieurs graves cancers. Mais tout de même. J’ai juste 53 ans. Et j’avais égaré ma blonde quelques semaines avant. Plus capable de courir. Je ne l’ai jamais retrouvée après la courbe sur la route. Là, j’étais sûr que je ne la rejoindrais jamais.

Je vivais donc un double choc. Étant un grand émotif, j’étais secoué. Dans le déni. Je ne voulais pas être malade. Je me doutais que je l’étais depuis si longtemps. D’une part, ça aurait dû être une libération. Mais je refusais obstinément cette version de la réalité. Les jours suivants — jusqu’au 5 février, jour de la coronarographie — se vivaient dans la confusion, l’appréhension et la peur.

*

Le 5 février au matin, je suis donc arrivé au «tout inclus». J’y ai fait une belle rencontre. Une femme cardiologue avec un bel accent qui m’était inconnu, qui me faisait penser au russe. Je me suis retrouvé rapidement sur un lit de métal froid. Dans une salle d’opération froide.

Tous s’affairaient autour de la table. Ils semblaient bien occupés. Ça parlait dans le haut-parleur. Une voix de femme nommait des chiffres. Celle d’un homme semblait guider ma rencontre russe dans ses opérations.

Le cathéter a été inséré dans mon corps par un site de ponction au niveau du poignet. Mon corps a réagi avec une vive réaction de rejet. Mes membres paniquaient. Au bout de plusieurs va-et-vient du cathéter, j’étais complètement stressé. Je prenais de bonnes respirations pour me relaxer, comme je le faisais au yoga. Ce qui dérangeait le déplacement du cathéter dans mes artères. Ils m’ont engourdi.

Les 15 premières minutes, les gens discutaient et riaient. L’atmosphère était détendue. Rapidement, le silence est apparu et j’entendais les communications entre chacun. Il se passait quelque chose. Le cardiologue est venu nous rejoindre dans la salle.

Ils m’ont annoncé que mon artère droite était bloquée de façon chronique à plusieurs endroits, jusqu’à 99 %. Tiens, pourquoi pas à 100 %? Ils ne pouvaient sans doute pas entrer trois chiffres dans le système. Ou peut-être qu’il n’est pas prévu que les gens bloqués à 100 % se retrouvent ici.

Coronarographie de Benoit l'Heureux, qui montre les blocages et les Stents insérés par le cardiologue-hémodynamicien.

La coronarographie de Benoît L’Heureux, qui montre les blocages et les Stents insérés par le cardiologue-hémodynamicien.

Tout ça a duré trois heures, pendant lesquelles j’étais bien éveillé et sur le qui-vive pour que ça finisse. Il n’y avait pas de barre de progression sur l’écran de radiologie de mon cœur, suspendu au-dessus du lit.

*

Comme prévu pour ce genre de traitement, je suis sorti le lendemain matin, à 7 h. À 15 h, j’étais de retour à l’urgence, à la suite d’une première crise à la maison — que je définirais de panique aiguë, avec douleur intense et chaleur humide. Le soir même, une deuxième crise encore plus intense a attiré l’attention vers moi. C’est ainsi que j’ai rencontré mon infirmière novice.

Après deux jours dans cette merveilleuse unité d’urgence, j’ai déménagé dans une chambre avec vue sur une belle mer enneigée. Il y avait un petit salon privé près de la fenêtre. Mon voisin de lit avait été sauvé in extremis d’un caillot bloqué au cœur. Finalement, ce quatre étoiles tout inclus n’avait rien à envier à mon vol annulé vers Saint-Martin. Aujourd’hui m’attendaient d’autres aventures trépidantes et de belles rencontres.

*

Je réalise que je suis un bon acteur. J’ai essayé de mourir sans convaincre Alain Vadeboncœur, qui croit que les acteurs ne savent pas mourir. L’acte de la mort n’est pas pour moi aujourd’hui.

Durant les 12 derniers mois, j’ai bien joué mon jeu, pour me rendre aussi loin que possible dans la douleur d’angine. Mais je reste touché profondément, jusqu’aux entrailles, jusqu’au cœur, qui se remet difficilement de ces rencontres et d’une rupture avec une vie passée.

Je ne meurs pas, je suis bon acteur. Je joue maintenant le patient cardiaque.

Benoît L’Heureux

Mars 2015